Il existe peu de témoignages de personnes intersexuées dans l'histoire, leur existence ayant été tour à tour effacée, décriée ou sensationnalisée, selon les époques et les croyances en vigueur. Pour retracer l'histoire des personnes intersexuées jusqu'à nos jours, il faut donc se baser sur les écrits des philosophes et scientifiques de l'époque.
Il existe très peu, voire pas de documentation historique sur la vie quotidienne des personnes intersexuées durant cette période. Cependant, nous savons que la conception du sexe était très différente : le modèle philosophique de l’époque véhiculait l’idée d’un seul sexe, qui se développait différemment chez les femmes et les hommes. Dans cette perspective, le fait d’être un homme ou une femme était davantage relié au fait de remplir un rôle social. Le modèle de Galien soutenait que les organes génitaux mâles et femelles étaient identiques, mais que ceux-ci se développaient à l’intérieur du corps des femmes suite à un manque de chaleur. Un continuum de variations sexuées entre le sexe masculin et le sexe féminin était dès lors envisageable.
Dans l’Antiquité, l'image mythologique de l’hermaphrodite apparaît. Selon les Métamorphoses d’Ovide, Hermaphrodite est le fils d’Hermès et d’Aphrodite, dont le corps est un jour fusionné avec celui de la naïade Salmacis, qui a supplié les dieux de les unir pour toujours. Il devient alors un être bisexué, souvent représenté dans l’art classique comme présentant à la fois une poitrine et un pénis. Cette figure mythologique domine les représentations des personnes intersexuées jusqu’à l’époque moderne. Nous ne savons pas exactement comment les personnes intersexuées étaient traitées à cette époque. Certain·es historien·nes et philosophes font état d’ostracisme, tandis que d'autres évoquent une simple surveillance et même une relative tolérance.
Le modèle galénique est longtemps resté dominant et les connaissances médicales sur le sexe peu développées, jusqu'à l’avènement de la dissection humaine. À partir du milieu du XVIe siècle, la vision scientifique du sexe change radicalement : hommes et femmes sont désormais considérés comme fondamentalement différents, voire opposés, aussi bien physiologiquement que socioculturellement. Toutes les parties du corps sont catégorisées selon un modèle de sexe binaire.
Cette supposée différence fondamentale permet à la science de consolider l'inégalité sociale entre les hommes et les femmes. La construction du sexe comme hiérarchie sociale s'accompagne également d'une hiérarchisation raciale, liée au développement des empires coloniaux européens. Les constructions binaires et essentialistes du sexe sont utilisées, parmi d'autres, pour tenter de prouver l'”infériorité” des corps et des cultures des peuples colonisés.
Dans ce modèle, il n'y a pas de place pour un continuum entre le masculin et le féminin. Les médecins et scientifiques commencent à s’intéresser à l'“hermaphrodisme”, qui perturbe leur vision binaire et hétéronormée du sexe et du genre. Le corps médical a pour objectif de déterminer le sexe prédominant des personnes intersexuées, qui définira leur nature genrée. Parfois, une personne adulte se voit même imposer, contre son gré, un changement de sexe pour “rétablir sa vraie nature”, comme ce fut le cas pour Herculine/Abel Barbin.
Le mouvement encyclopédiste de la fin du XVIIIe siècle amène les scientifiques à tenter de systématiser et rationaliser les sciences biologiques dans un ordre défini où tout doit être classé. Ils dissocient le sexe de sa fonction sociale pour se concentrer sur les caractéristiques purement anatomiques. Les variations des caractères sexués sont dès lors considérées comme anormales et pathologisées, mais elles ne sont généralement détectées qu’à l’âge adulte. Le biologiste allemand Klebs classe les personnes intersexuées en “vrais” et “pseudo-hermaphrodites” en fonction de la présence ou non de certains types de gonades, classification qui sera prédominante durant de nombreuses décennies.
Les avancées technologiques rapides de la fin du XIXe et du début du XXe siècle donnent lieu au développement de techniques de “normalisation” des corps intersexués, qui s’inscrivent dans un processus plus large de contrôle médical sur les corps atypiques. L'avènement de la chirurgie, le développement du microscope et particulièrement la popularisation du suivi médical en hôpital permettent de contrôler les corps intersexués, les dissociant de la personne et de son vécu. Les caractéristiques sexuées d’une personne sont alors évaluées en fonction de sa capacité à participer à un coït hétérosexuel pénétratif dans le cadre du mariage, une fonction qui ne peut être évaluée qu'après la puberté.
Le terme “intersexe” est introduit en 1917 par Richard Goldschmidt. La définition de ce qui constitue les caractères sexués s’élargit tout au long du XXe siècle avec les progrès de la médecine, pour inclure les chromosomes, les hormones, les organes procréatifs et les caractères sexués secondaires. Le “sexe psychologique” est également théorisé à cette époque, concept qui deviendra l'identité de genre.
À partir des années 1950, avec la généralisation des naissances en milieu hospitalier, l'intersexuation devient un “diagnostic” établi dès la naissance. Les enfants intersexué·es subissent des interventions chirurgicales ou hormonales de normalisation dès la petite enfance, souvent sans leur consentement. C’est notamment le cas des enfants né·es dans les hôpitaux universitaires belges à cette époque. Ce nouveau paradigme, nommé d'après l'hôpital Johns Hopkins aux États-Unis, où il émerge au sein d'une équipe pluridisciplinaire, se fonde sur les travaux de John Money.1 Ce psychologue américain très controversé a introduit l’idée de rôles genrés. Il théorise que les personnes s'identifient généralement au sexe qui leur a été assigné à la naissance et que ce dernier est déterminé par leur environnement indépendamment de leurs caractéristiques biologiques.
Pour les enfants intersexué·es, ce paradigme se traduit par plusieurs éléments. Le sexe “optimal” de l'enfant est choisi par les médecins à la naissance en fonction de l'apparence des organes génitaux, qui sont ensuite “normalisés” chirurgicalement. Les possibilités chirurgicales de l'époque ont mené à une plus grande assignation au sexe féminin, car il était considéré plus facile d'amputer que de construire. L'enfant est ensuite élevé·e dans le sexe assigné par les médecins et le secret est imposé aux parents pour éviter toute “confusion” susceptible de la/le faire douter de son “vrai sexe”. Cette normalisation est justifiée de diverses manières, notamment par l'urgence de déclarer un sexe à l'état civil, mais aussi par le prétendu “choc parental” causé par la naissance d'un·e enfant “anormal·e”, qui rendrait difficile l'établissement d'une relation avec cet·te enfant.
Ce paradigme a été popularisé et utilisé systématiquement jusqu'à sa remise en cause dans les années 1990, bien qu'il ne repose pas sur des résultats empiriques. Plusieurs décennies plus tard, les personnes ayant subi ces interventions dans l’enfance ont souvent déclaré que ce protocole avait eu des effets néfastes sur leur santé physique et psychologique.
Dans les années 1990, des groupes de personnes concernées se sont formés pour protester contre les interventions médicales non consensuelles et la pathologisation systématique de l'intersexuation. Ces groupes adoptent le terme “intersexe” et revendiquent une identité militante. L'émergence de ces mouvements a été nourrie par les milieux activistes LGBTQ+ et par les mouvements citoyens autour de la santé, tels que les mouvements de personnes en situation de handicap. Internet a joué un rôle décisif dans le réseautage et le partage d'informations entre ces personnes très isolées.
Ces associations ont des revendications multiples, en priorité l'arrêt des interventions médicales non consenties, le droit à l'autodétermination et la fin de la pathologisation de l'intersexuation. Elles demandent également la suppression de la mention de sexe à l'état civil et plaident pour la reconnaissance des abus et violences subis par les personnes intersexuées, accompagnée d'une réparation morale et financière.
En 1993, Cheryl Chase2 fonde l’Intersex Society of North America (ISNA), la première association majeure de personnes intersexes regroupées non pas selon leur variation et/ou diagnostic médical, mais autour d’une expérience de stigmatisation commune. Cette association met en place un forum de soutien pour les personnes concernées et sensibilise le secteur biomédical et le grand public aux réalités des personnes intersexuées. Dans les années qui suivent, l'ISNA inclut un nombre grandissant d'expert·es médicaux·ales qui véhiculent une vision pathologisante de l'intersexuation dans le but d’obtenir plus de légitimité auprès du corps médical, ce qui lui vaut des critiques de la part des militant·es.
En 2005, une conférence médicale réunissant 50 spécialistes et organisations scientifiques se tient à Chicago pour rédiger un nouveau protocole autour de l'intersexuation, aboutissant aux recommandations du Consensus de Chicago. Seules deux personnes intersexuées participent à la conférence, malgré les promesses d'inclusion et de collaboration. Le consensus adopte le terme DSD (Disorders of Sex Development), renforçant la pathologisation des personnes intersexuées. Il préconise également une prise en charge des personnes intersexuées par des équipes multidisciplinaires spécialisées, une meilleure communication entre médecins, parents et personnes concernées, et la prudence, voire le retardement de certaines opérations. Bien que le consensus de Chicago apporte certaines améliorations par rapport au paradigme de Hopkins, il réaffirme l'autorité médicale sur les corps intersexués et ne questionne pas suffisamment les pratiques antérieures.
La mainmise médicale au sein de l'ISNA conduit au désengagement des militant·es intersexes, et à sa fermeture en 2008. Au début des années 2000, l'Organisation Internationale Intersexe (OII) est créée, d'abord au Québec puis en Europe et dans le reste du monde. L'OII met l'accent sur la fierté intersexe, le dépassement du discours pathologisant, et cherche à converger avec les luttes féministes et LGBTQ+ qui ont donné au terme intersexe une première visibilité. En 2004 et 2005, les journées internationales de visibilité intersexe (le 26 octobre) et de solidarité intersexe (le 8 novembre) sont lancées, augmentant la visibilité de la cause intersexe auprès du grand public. En 2008, l’organisation mondiale de défense des droits LGBTQ+ ILGA apporte son soutien aux luttes des militant·es intersexes et appuie leur travail de plaidoyer international. Une nouvelle approche militante axée sur les droits humains se met en place, se concentrant sur les luttes juridiques et politiques menées auprès d’instances reconnues dans les systèmes de droit internationaux.
Actuellement en Europe, l'intersexuation est toujours majoritairement pathologisée et invisibilisée. Dans plusieurs pays, les personnes intersexuées sont prises en charge dès la naissance par des équipes multidisciplinaires dans des centres spécialisés. Bien que la politique du secret ne soit plus de mise, de grandes avancées restent nécessaires en termes de partage d'informations entre le corps médical et les parents et les personnes concernées.3 Le suivi psychosocial des personnes intersexuées et de leurs familles n'est pas mis en œuvre de manière satisfaisante, ni dans une approche non pathologisante. L'endosexenormativité et l'interphobie restent omniprésentes, et les interventions médicales de normalisation dans la petite enfance sont encore fréquents, bien que les institutions internationales les aient condamnés à plusieurs reprises.
Des voix critiques se font cependant entendre au sein-même du corps médical, et les pratiques évoluent lentement grâce à l'influence des mouvements militants. L'un des enjeux principaux actuels pour le mouvement intersexe est sa visibilité et sa médiatisation. L'invisibilisation historique et le tabou entourant l'existence des personnes intersexuées ont conduit à une méconnaissance de leurs réalités par le grand public, ainsi qu'à une identification difficile des personnes concernées au terme intersexe. Cela est en grande partie dû à un vécu traumatique, à une stigmatisation du terme, et à une méconnaissance causée par un manque d'informations reçues de la part de l'autorité médicale, qui dicte encore aujourd'hui les termes utilisés et détient les clés de l'accès à l'information sur l'intersexuation.
1 John Money est une figure controversée qui a été vivement critiquée, notamment concernant son traitement de David Reimer
2 Bo Laurent fonde l’ISNA sous le nom de Cheryl Chase, mais utilise son nom officiel, Bo Laurent, depuis 2008.
3 “Il n’y a (...) pas de preuve à ce jour que les interventions, telles que la “réduction” ou “récession” du clitoris, aient diminué dans les centres spécialisés ou que les parents disposent de temps et d’informations complètes pour prendre une décision éclairée, non influencée par l’équipe médicale (Roen et Hegarty, 2018).”, dans Raz Michal et Petit Loé (2023), Intersexes : du pouvoir médical à l’autodétermination (p. 64)
Raz Michal et Petit Loé (2023), Intersexes : du pouvoir médical à l’autodétermination
Callens, Motmans & Longman, Onderzoekscentrum voor Cultuur en Gender, Universiteit Gent (2017), IDEMinfo.be
Truffer Daniela et Bauer Markus (2023), Bias in intersex research and the lack of implementation of intersex human rights
Gosselin Lucie (2011), Internet et l’émergence du mouvement intersexe. Une expérience singulière, celle de l’Organisation internationale des intersexué-e-s (OII)