Une norme désigne tout ce qui est vécu comme “normal”, “ordinaire” ou “évident” dans un milieu ou un groupe donné. La norme est par essence difficilement perceptible comme telle par les personnes évoluant dans ce milieu ou ce groupe. De manière imagée, on peut représenter les normes comme étant l’eau de l’aquarium dans lequel des poissons nagent. Cette eau, peu remise en question, va pourtant influencer les conditions de vie de tou·te·s celleux qui l’habitent.
D’une part, les normes constituent un certain contrat social, des règles de vie communes plus ou moins tacites qui permettent à la vie collective de se perpétuer. Mais d’autre part, elles peuvent par leur rigidité ou leur caractère à la fois immatériel et très performatif mettre à mal les individus et groupes qui ne peuvent ou ne veulent pas les suivre.
Si les normes peuvent être perçues comme immuables ou éternelles, elles changent et s’adaptent au fil des combats et décisions politiques, des impératifs externes, etc. Par exemple, au XVIIIe siècle en France, il était perçu comme “normal” pour un homme d’un milieu aristocrate de porter des habits de couleur rose, des bas et des chaussures à talons. Aujourd’hui, la norme masculine des milieux privilégiés français tend vers des couleurs sombres et des chaussures plates ou des talonnettes.
L’existence et les modes de vie des personnes LGBTQIA+ révèlent et remettent en question de nombreuses normes de notre société (cf. articles suivants).
De cet écart entre normes souvent non-explicitées et réalités qui s’en écartent peuvent naître des tensions et beaucoup de violences.
Souvent instrumentalisées politiquement par des partis ou groupes conservateurs, les questions de transidentités et d’intersexuation (entre autres) sont souvent représentées comme des “déviances”, des “anomalies” qui mettraient à mal la société dans son ensemble. Le processus à l'œuvre ici est simple : plutôt que de les présenter comme socialement construites et par essence changeantes, les partis ou groupes conservateurs parlent des normes entourant genre et sexe comme de faits naturels, évidents et éternels. Ensuite, ces groupes jouent sur la peur de l’autre et présentent tout écart à la norme comme une menace, une tentative de renverser le système en place pour en instaurer un autre, supposé hostile aux gens qui se sentent bien dans la norme initiale.
Pour renforcer ce sentiment de peur et de rejet, il est fréquent d’amalgamer cette “anomalie” à d’autres, que les normes en place condamnent d’autant plus fermement : les homosexuels sont accusés de pédophilie, les personnes trans* de prédation sexuelle ou de voyeurisme, etc.
La réponse politique des personnes et groupes LGBTQIA+ à cet état de fait prend généralement deux formes : une tentative d’assimilation aux normes existantes ou un rejet de celles-ci.
La réponse la plus visible - aussi parce que la plus acceptable pour les normes en place - est une volonté d’assimilation des personnes LGBTQIA+ au système actuel. On peut inclure dans ce courant des groupes comme Prisme, la Rainbow House et Çavaria en Belgique ou l’Inter-LGBT en France.
La lutte pour l’accès à la PMA pour tou·te·s, l’ouverture de l’adoption et du mariage aux couples de même genre, la possibilité de changement ou la disparition des mentions de genre sur la carte d’identité,... Tous ces combats menés par des associations et militant·e·s LGBTQIA+ visent une intégration dans le système normatif existant.
On peut rapprocher cette volonté d’un réformisme politique : en modifiant les cadres légaux et les pratiques, les militant·e·s LGBTQIA+ espèrent faire évoluer les normes en place et s’y intégrer. Les groupes menant ces luttes parlent souvent de “progressisme” et d’adapter de “vieux cadres à des réalités d’aujourd’hui”.
Cette stratégie militante est souvent jugée plus “audible” par une frange plus ou moins large de la société civile. En marquant leur souhait d’intégrer les normes en place, les personnes LGBTQIA+ les valident intrinsèquement. C’est une manière d’accepter le contrat social tout en souhaitant l’amender pour le rendre plus inclusif, plus large.
L’autre grand courant du militantisme LGBTQIA+ rejette les normes en place comme injustes, violentes, propices aux oppressions et devant donc être renversées ou oubliées. Les modifier “de l’intérieur” ne ferait que créer de nouvelles formes de marginalisation. Ces groupes, nombreux et divers dans leurs modes d’action et leurs revendications, remettent en question les normes en place en vue de les supprimer ou de créer des sociétés autres, qui ne se situent plus “en marge” des normes actuelles mais qui génèrent leur propre cadre normatif. Les Radical Faeries sont un bon exemple de cette tendance mais ne sauraient la représenter pleinement, tant elle est diverse.
Ces groupes et militant.e.s bénéficient généralement d’une moins grande publicité dans les canaux officiels et les médias grands publics. Leur parole, plus radicale, est souvent jugée moins audible ou moins propice à un dialogue alors qu’elle peut être riche d’enseignements sur les normes en place et les violences que celles-ci peuvent susciter pour qui s’en trouve marginalisé·e.
Il est intéressant de noter que, souvent, ces groupes ne se contentent pas de remettre en question les normes de genres et de sexualités mais également les systèmes capitalistes, patriarcaux, de démocratie représentative, etc. On y voit se dessiner une interconnexion des normes existantes et la nécessité globale de leur rejet ou de leur transformation.
Pour autant, ces communautés ne parviennent jamais à s’affranchir totalement de toute norme. Comme dit en début d’article, tout groupe humain possède un contrat social plus ou moins conscient, plus ou moins écrit et transmis. L’enjeu est donc double : D’un côté, il s’agit de s’affranchir des normes dans lesquelles la plupart des membres de la communauté a grandi. De l’autre, il est nécessaire que le cadre propre au groupe soit suffisamment inclusif et flexible pour s’adapter à l’évolution de la nouvelle communauté et aux besoins de ses membres. En cas d’échec, le groupe risque de reproduire sous des formes plus ou moins identiques les violences perpétrées dans les normes dont la communauté a voulu s’affranchir.
En conclusion, rappelons le caractère ambigu d’une norme, qui peut être à la fois un ciment social et une forteresse excluante. Le rapport à la norme est complexe : dénigrer ou ignorer les normes en place condamne à les subir parfois de manière très violente, ou à reproduire sur d’autres des violences et des oppressions non-conscientisées. Pour toute personne souhaitant être un·e allié·e efficace ou un·e militant·e LGBTQIA+ en phase avec ses valeurs, il convient donc de procéder à une déconstruction des normes et des valeurs intégrées de manière inconsciente.
Cette déconstruction, loin d’être un processus fini permettant d’accéder au “statut” de “militant·e/allié·e déconstruit·e”, est un processus sans fin : les normes étant socialement construites et en constante évolution, au gré des combats et dynamiques sociales, la déconstruction normative est sans cesse à refaire et requiert une vigilance constante, au risque de figer ses valeurs et de desservir la cause et les personnes que l’on souhaite aider.
Merci à Emmanuel Hennebert du collectif Let's Talk About Non-binary pour son aide à la rédaction de cet article.