La mononormativité est définie comme "le discours dominant sur la monogamie qui se reproduit et se perpétue dans les conversations de tous les jours et sature les représentations dans les médias destinés au grand public”. C’est une norme sociale dans le sens où “la mononormativité s’établit de manière implicite dans ce qu’on considère normal. Elle se rend invisible en ayant un discours naturalisant, au point qu’elle devient insidieusement omniprésente. On ne reconnaît pas la pression qu’elle exerce sur nous précisément parce qu’elle est constamment présente”.[1]
La mononormativité suppose que la monogamie, c’est-à-dire l’engagement exclusif à une seule personne à la fois, est la seule forme de relation romantique et/ou sexuelle acceptable. Elle peut conduire de ce fait à la stigmatisation ou la marginalisation des relations non-monogames.
La mononormativité a des racines historiques profondes. Elle est prévalente dans de nombreuses sociétés depuis des siècles. Dans les sociétés occidentales, cette norme a pris encore plus d’importance autour du XVIIIème siècle lors de la période victorienne, qui a vu l’essor d’une rigidité accrue en matière de moralité sexuelle touchant surtout les femmes. Les femmes mariées se devaient de rester chastes afin d'assurer que leur progéniture serait bien issue de leur mari, et que l’héritage serait transmis à sa lignée.[2] Les hommes n’avaient pas de telles restrictions : ils pouvaient avoir des relations sexuelles avec d'autres femmes. Avant cette période, le mariage était un pur contrat d’échange de biens et de bons procédés, en particulier dans les classes supérieures. La fidélité n’était attendue d’aucun des partenaires.
Il est important de noter que la mononormativité est éminemment occidentale : dans d'autres parties du monde, il existe plusieurs formes de polygamie qui changent selon les sociétés. Chacune amène son lot de normes et de contraintes. Chaque culture a des tabous différents autour des relations amoureuses et/ou sexuelles. Dans certaines sociétés, par exemple, il est possible d’épouser plusieurs partenaires. Néanmoins, la plupart du temps, il s'agit d'un homme se mariant avec plusieurs femmes, et ayant des relations avec chaque femme séparément. Les femmes n’ont pas de relations amoureuses ou sexuelles entre elles et il n’est pas socialement accepté qu’elles soient en relation avec d’autres personnes que leur mari. D’autre part, certaines régions du monde ne pratiquaient pas la monogamie jusqu’à leur colonisation par les pays occidentaux. La monogamie leur a alors été imposée parce que leurs normes relationnelles étaient considérées comme “contre-nature”.
L'omniprésence de la relation monogame se remarque dans toute la production culturelle (films, séries, littérature, …) qui dépeint le couple comme le but ultime qui nous rendra heureux·se, comme le renforce par exemple le mythe de l’âme sœur. On retrouve aussi cette norme dans la législation qui limite le mariage à un engagement entre deux personnes, ainsi que dans tous les règlements qui en découlent, comme la reconnaissance légale de seulement deux parents pour un enfant, par exemple.[3]
Le respect de la relation monogame au sein du couple est cependant purement théorique puisque de tous temps, nombreuses ont été les personnes trompant leur partenaire. Des chiffres relativement récents indiquent que 41% des personnes marié·e·s aux États-Unis disent qu’un·e ou deux des partenaires a été infidèle, émotionnellement ou physiquement (en relation amoureuse ou sexuelle).[4]
A l’opposé de la mononormativité se trouve le polyamour. Le polyamour peut être défini comme “une forme relationnelle où il est possible, valide et utile de maintenir (généralement sur le long-terme) des relations intimes et sexuelles avec plusieurs partenaires en même temps”.[5] Entre monogamie et polyamour, il existe mille et une manières de faire relation, spécifiques à chaque personne selon ses envies, besoins et limites. Idéalement, toutes les personnes engagées dans une relation doivent pouvoir exprimer les leurs.
La mononormativité impacte les personnes qui ne s’y conforment pas de deux manières : dans les normes intégrées par chacun sur la manière dont les relations intimes et sexuelles se construisent, et dans les injonctions quotidiennes données par les personnes extérieures à la relation. Selon Webber, les personnes non-monogames ont développé plusieurs concepts pour s’armer contre ces attaques.
Le premier est ce qu’elle appelle “redéfinir les termes”. En effet, “notre identité, nos désirs, nos relations et nos émotions sont façonnés par la culture dans laquelle nous vivons [et] nous en venons à nous comprendre nous-mêmes en fonction des concepts qui sont à notre disposition”.[6] Il faut donc créer un langage pour parler d’amour et de relation représentant au mieux ces manières dites “autres” d’être intime.
Ceci est d’autant plus important que la mononormativité met un accent important sur la fidélité et la tromperie. Que deviennent ces concepts dans une relation ouverte ? Sont-ils encore utiles ? Si oui, quelles nouvelles définitions apporter à ces termes ? Il existe des tendances et des définitions plus ou moins acceptées dans la communauté polyamoureuse. Par exemple, le fait de tromper n'y est pas forcément défini par le fait d’avoir des relations sexuelles avec d’autres personnes, mais par des comportements malhonnêtes et manipulateurs, ou encore par le fait de ne pas respecter les limites que certain·e·s partenaires auraient clairement formulées.
L’accent est donc mis sur les personnes au sein de la relation et sur les limites qu’iels décident de poser. Il y a dans les relations polyamoureuses un travail et une communication que l’on ne retrouve pas dans les scripts créés par les relations mononormatives : de quoi chaque personne dans la relation a-t-elle besoin pour s’y sentir bien?[7]
Le deuxième concept introduit par Webber est “le placard de la chambre”. En anglais, l’expression “being in the closet” fait référence aux personnes LGBTQIA+ qui n’ont pas fait de coming-out. Ici, le concept est utilisé pour signifier les difficultés rencontrées par les personnes non-monogames pour parler de leur manière de faire relation à leur entourage. Ainsi, “[..] toutes les relations non-monogames sont des relations alternatives. Elles vont à l'encontre des attentes de la plupart des gens, et nombreux sont celleux qui s'y opposent pour des raisons prétendument morales ou religieuses, ou tout simplement par ignorance et sectarisme. Certaines personnes choisissent de ne pas faire leur coming-out en raison de la stigmatisation des relations non-monogames et de la peur de la critique ou du rejet [...]”.[8]
Ce sont ces mêmes peurs que ressentent les personnes LGBTQIA+ lorsqu’elles décident de parler ou non de leur orientation sexuelle et/ou identité de genre aux personnes de leur entourage. Dans l’étude de Webber, la plupart des personnes non-monogames choisissent à qui elles parlent de leurs relations en fonction de l'ouverture d'esprit de leur interlocuteur. Ce comportement est assez similaire à celui des personnes LGBQIA+ (du moins, au début de leur coming-out).
Selon Webber, “une raison qui fait que la monogamie est une norme si difficile à confronter est le fait qu’elle soit aussi insidieuse. La non-monogamie n'est reconnue que lorsque les personnes sont confrontées à des communautés très visibles ou des versions en club”.[9] Ceci constitue une raison supplémentaire pour laquelle on constate une superposition relativement importante entre la communauté LGBTQIA+ et la communauté non-monogame. Les personnes LGBTQIA+ doivent créer de nouvelles manières de faire relation parce qu’il n’existe pas de codes, manuels ou scripts prédéfinis pour expliquer une relation amoureuse et/ou sexuelle entre personnes queer. Lorsqu’on met en question le système patriarcal des relations hommes-femmes, questionner la monogamie prend aussi tout son sens. Évidemment, toute personne LGBTQIA+ n’est pas non-monogame, mais il est intéressant de noter que des processus similaires sont à l'œuvre dans les deux communautés.
La mononormativité est issue, comme l’hétéronormativité, du système patriarcal occidental et utilise des mécanismes similaires pour s’imposer comme norme, la plus importante étant la naturalisation de ce système. Les personnes ne se conformant pas à ce système doivent trouver des moyens de, soit cacher leurs relations romantiques/sexuelles, soit en parler, voire éduquer, les personnes autour d’elles. Ces relations sont considérées comme une déviance aux normes autant que le sont les relations LGBTQIA+ monogames.
La mononormativité mérite donc d’être questionnée au niveau intra- et interpersonnel, mais aussi au niveau sociétal afin de permettre aux personnes non-monogames de vivre librement, ainsi qu'à d'autres de s’ouvrir à d’autres manières de faire relation.
Merci à Rey van der Auwera, du collectif Let's Talk About Non-binary, pour son aide à la rédaction de cet article.
[1] [9] Webber, V. (2011). Mononormativity and the Bedroom Closet: Negotiating Consensual Nonmonogamy in Non-Communal Settings. In A. Leggo, M. Magalhaes & V. Webber, Stories from Montreal : 6 Ethnographic Accounts of Life in North America’s Francophone Metropolis (p.133-149). Tulipe Press
[2] [3] Webb, S.K. (2015). Dialogic Constructions of Monogamy: The Discursive Struggles of Mono- Normativity and Mono-Realism. [Mémoire]. Université de Denver.
[4] Infidelity Statistics (2015), cité dans Webb (2015). (p.1)
[5] Haritaworn, Lin & Klesse (2006), cité dans Webber (2011). (p.135)
[6] Barker & Ritchie (2006), cité dans Webber (2011). (p.136)
[7] Une source particulièrement complète au sujet de ce type de relation est “La salope éthique : Guide pratique pour des relations libres sereines”, Dossie Easton & Janet W. Hardy (2013). Ed. Tabou.
[8] Taormino (2008), cité dans Webber (2011). (p.139)